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Éditorial

Être agronome en contexte de transitions

Philippe Prévost (1) , Antoine Messéan (2) , Mathieu Capitaine (3) , Marianne Le Bail (4), Bertrand Omon (5), Jean-Marie Seronie (6), Thierry Papillon (7)

(1) Alliance Agreenium, (2) Inrae, (3) VetAgro Sup, (4) AgroParisTech, (5) Chambre d’agriculture de l’Eure, (6) Consultant indépendant, (7) Lycée agricole de Laval

Ce numéro d’Agronomie, environnement & sociétés rend compte des travaux de la 11ème édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres.

Cet évènement, qui s’est déroulé en trois étapes successives, entre octobre 2021 et juillet 2022, a permis d’analyser de manière progressive et systémique les changements dans les activités, les métiers, et les compétences des agronomes en cette période de forte injonction aux transitions. L’objectif était double : analyser les trajectoires actuelles et tracer les chemins d’évolution à venir. Si les agronomes ont toujours su s’adapter aux demandes des professions agricoles et de la société civile, la période actuelle interroge fortement le raisonnement agronomique. Celui-ci, déjà complexe du fait de la conciliation nécessaire entre l’objectif de production agricole et l’objectif de préservation des ressources naturelles, doit désormais se construire en tenant compte des incertitudes du climat et des marchés, et dans des conditions où les savoirs ne sont pas toujours disponibles, et où les techniques et leur assemblage cohérent doivent désormais s’adapter au cas par cas à la diversité des situations agricoles.

Les travaux menés lors de ces Entretiens, la plus grande part sous forme d’ateliers participatifs s’appuyant sur des témoignages de praticiens des différents métiers d’agronomes, ont ainsi permis d’analyser les impacts des transitions sur les activités, d’identifier les changements en cours dans les métiers des agronomes, et d’envisager les trajectoires d’évolutions auxquelles la communauté des agronomes doit se préparer pour accompagner au mieux l’agriculture dans sa fonction sociétale dans les décennies à venir.

Les travaux ont ainsi été regroupés en trois parties principales.

La première partie aborde de manière générale la notion de transition, en renvoyant d’une part aux mouvements globaux dans la société pour faire face aux risques créés par ce qu’il est désormais commun d’appeler l’ère de l’Anthropocène, et d’autre part aux changements dans les pratiques ou dans les technologies qui résultent de ruptures ou d’adaptation.

Michel Colombier et Antoine Messéan introduisent ce numéro en donnant une vision globale de cette période de transitions, depuis l’injonction aux transitions, à la nécessité de penser les chemins de transitions puis de s’engager dans des changements de postures et de pratiques. Les transitions requièrent une véritable rupture dans notre appréhension du monde réel et sa gouvernance en dépassant la simple hiérarchisation d’objectifs nouveaux pour prioriser la recherche de solutions nouvelles, disruptives, non encore explorées. Pour l’agronome, l’enjeu est donc de dépasser l’ancrage indispensable dans le réel, avec des démarches incrémentales d’évolution des pratiques agricoles, pour s’engager auprès des agriculteurs dans des transformations radicales des manières de produire et construire des espaces de solution effectifs qui articulent le global et le local.

Puis Claude Compagnone nous rappelle combien la dimension sociale est importante à considérer dans le changement de pratiques dans un contexte de transition. Car il peut y avoir conflit d’autorité épistémique, entre les savoirs de la recherche et les discours portés par les groupes professionnels, ceux-ci pouvant évoluer au cours du temps selon la réputation qu’ils développent, que ce soit via la performance technique et l’acceptabilité sociale, ou via les médias.

Morgan Meyer, de son côté, nous propose une réflexion sur la dimension politique des innovations. Dans une période où des innovations de rupture apparaissent indispensables, il invite à nous interroger sur les choix technologiques (high tech vs low tech) à partir de l’expérience d’innovations par les usages qu’expérimentent certains collectifs agricoles.

La deuxième partie analyse de manière distincte les enjeux et les impacts de quatre types de transitions sociotechniques : la transition écologique pour assurer la préservation des ressources naturelles, favoriser la résilience des agroécosystèmes, et contribuer à la santé globale ; la transition énergétique, pour réduire l’empreinte carbone et contribuer au mix énergétique à base d’énergies renouvelables ; la transition numérique, devant être mieux appréhendée quant à ses impacts et raisonnée dans ses usages ; la transition alimentaire, pour imaginer des systèmes de production agricole favorables à une plus grande végétalisation de l’alimentation et rapprocher la production de la consommation alimentaire. Pour chacune de ces transitions sociotechniques, un premier texte fait le point sur leurs enjeux et leurs impacts, et un second texte rend compte d’un travail de groupe dans des ateliers d’une journée, dans lesquels ont été analysés les changements en cours et à venir dans les activités et les compétences des agronomes.

La transition écologique est celle pour laquelle les agronomes sont déjà à l’œuvre pour la majorité d’entre eux, mais elle n’en est malgré tout qu’aux prémices d’une généralisation attendue. Guillaume Martin explique pourquoi l’agriculture et la transition écologique représentent un « mariage de raison ». La productivité par unité de surface ne pouvant plus être le seul objectif, d’autres services (écosystémiques) sont à considérer. Les agronomes se trouvent ainsi face à une forte diversification de leurs objets de travail (de la parcelle au territoire, du produit agricole aux services environnementaux voire culturels) et de leurs relations avec les acteurs, et pas seulement agricoles. Et ils doivent par ailleurs penser les transitions dans le long terme et faire reconnaître la diversité des agroécosystèmes et des pratiques dans les politiques publiques. Laurette Paravano et al. rendent compte d’un atelier réalisé dans une exploitation agricole de l’Yonne, où une trentaine d’agronomes de différents métiers ont pu échanger sur les activités et les compétences d’un agronome qui accompagne la transition agroécologique de groupes d’agriculteurs. Un des principaux constats de l’atelier est que la transition doit d’abord passer par l’évolution des représentations des acteurs, car une parcelle « sale » ou une couleur de blé en fin d’hiver « belle » sont très liées à des normes professionnelles qui ne correspondent pas toujours à la triple performance écologique, économique et sociale recherchée. L’agronome devient « traducteur et outilleur », avec l’agriculteur, mais également avec tous les autres acteurs du territoire.

La transition énergétique prend une importance considérable avec l’accélération des politiques de décarbonation de l’activité humaine. Jérôme Mousset, après avoir rappelé le rôle que peut et doit jouer l’agriculture, tant dans la réduction des usages des énergies fossiles que dans sa contribution à la production d’énergies renouvelables (méthanisation, biomasse-énergie, agrivoltaïsme), invite les agronomes à accompagner les agriculteurs dans de nouveaux systèmes agricoles à énergie positive, en mettant un accent particulier sur le rôle de l’agriculture dans l’autonomie énergétique des territoires. Lys Affre et al., quant à eux, analysent l’évolution des activités et des compétences des agronomes dans le cas où la production énergétique s’intègre dans un système de production agricole, en l’occurrence ici l’exemple d’une ferme avec activité de méthanisation en Ariège. La mise en place d’un atelier de production d’énergie au sein d’une exploitation agricole fait fortement évoluer les activités de l’agriculteur et de l’agronome conseil. Pour l’exemple de la méthanisation, l’installation et la gestion d’un méthaniseur relèvent plutôt de compétences de responsable d’usine. Et la gestion des intrants et du digestat mobilise des compétences extrêmement variées, de la logistique dans l’approvisionnement du digesteur, à la microbiologie pour la qualité du digestat et son épandage. L’agronome doit ici développer de nouvelles compétences ou s’associer des compétences spécifiques s’il veut accompagner des agriculteurs ou des collectifs agricoles dans des projets de production d’énergie.

La transition numérique, traversant toutes les activités humaines, concerne à la fois la gestion des cultures et la gestion de l’entreprise, par l’accès à l’information, la captation de données d’observation du milieu et des peuplements cultivés, l’aide à la décision, les usages d’outils automatisés, et l’accès facilité aux marchés. Gérard Memmi et Delphine Bouttet nous informent sur l’ambition des technologies numériques dans la transformation de l’activité agricole, tout en analysant les limites actuelles et les risques de certains usages. Pietro Barbieri et al. analysent l’évolution des activités et des compétences des agriculteurs et de leurs salariés, et des agronomes du conseil et de la formation, à partir d’un atelier participatif qui a pris pour appui l’expérience d’un agriculteur des Landes. S’il en ressort que la capacité à utiliser les outils et applications numériques est reconnu de tous comme un facteur clé de performance dans les activités des agriculteurs et des agronomes du conseil et de la formation, il existe encore un manque d’appétence et de culture numérique chez beaucoup des professionnels de l’agriculture, voire une peur de l’éloignement du terrain qui est à la base des métiers d’agronomes.

Enfin, la transition alimentaire, qui ne concerne plus seulement les géographes (et la transition alimentaire des pays en développement qui se caractérise notamment par une augmentation des produits animaux dans l’alimentation), est devenue en quelques années, particulièrement en France, une question agricole et agronomique. Guy Trébuil, en présentant l’ouvrage « L’écologie de l’alimentation » de Bricas et al., montre comment l’alimentation est devenue un enjeu écologique, économique, social et culturel, l’ouvrage proposant de « promouvoir l’émergence de la « nutrition bio-sociale » agro-écosystémique durable ». Philippe Pointereau insiste particulièrement sur le lien entre alimentation, santé, changement climatique et érosion de la biodiversité, pour argumenter sur la nécessité d’une généralisation de l’agroécologie et d’une forte réduction des productions animales et de la part des protéines animales dans l’alimentation. Mathieu Capitaine et al. mobilisent deux entrées différentes pour analyser l’évolution des métiers des agronomes dans le cadre de la transition alimentaire. La première, à partir de l’exemple d’une association de producteurs de légumes, questionne la place de l’agronomie à l’échelle d’un territoire autour de la définition d’une demande alimentaire. La seconde concerne les dispositifs permettant de favoriser l’entrée en agriculture dans une logique d’approvisionnement local. Elle s’appuie sur l’exemple d’une ferme coopérative multi-acteurs récemment créée. De cet atelier transparait clairement que la transition alimentaire ne peut relever seulement de l’initiative des producteurs. La dimension agroécologique de l’acte de production, si elle est importante n’est pas suffisante. Parler de transition nécessite forcément de dépasser l’échelle des fermes pour réfléchir à d’autres niveaux d’organisation. L’agronome doit être en mesure d’accompagner ces changements de conception et d’organisation de systèmes à des échelles plus vastes.

La troisième partie de ce numéro s’intéresse à la façon dont évoluent les métiers, les activités, les compétences et la formation des agronomes, non plus dans le contexte particulier d’un type de transition sociotechnique, mais dans le contexte plus général d’évolution des demandes de la société et du monde professionnel agricole.

Parmi les métiers et les activités des agronomes, certaines fonctions ont ainsi fait l’objet d’une analyse particulière.

Dans la fonction de conception de systèmes techniques agroécologiques, Sylvaine Simon et al. montrent comment la diversification et l’adaptation « sur mesure » des systèmes de production, ainsi que les incertitudes accrues, engagent les agriculteurs et les agronomes de la recherche-développement dans la conception de systèmes innovants qui mobilisent à la fois beaucoup de connaissances, mais aussi une part d’inventivité et des « pas de côté » pour s’associer des compétences d’acteurs divers et des expériences extérieures. Les compétences mobilisées ne peuvent être le fait d’une seule personne. Cette fonction de conception est de plus en plus le résultat d’un travail collectif et d’apprentissages en continu, avec l’agriculteur au centre de la démarche.

Dans la fonction d’accompagnement des agriculteurs aux transitions, Jean-Marie Seronie et al. mettent en évidence la diversité des activités et des compétences des agronomes du conseil, avec des spécificités selon le type de transition sociotechnique et selon le type d’accompagnement, individuel ou collectif. Mais quelles que soient les situations, les auteurs insistent sur la transformation du métier de conseiller, où la posture d’accompagnement est à substituer définitivement à celle de prescripteur, et où la collaboration avec une diversité d’acteurs demande au conseiller des capacités d’animation, de médiation et de co-construction.

Dans la fonction de participation à des collectifs multi-acteurs, Richard Bonin et Marianne Le Bail analysent la place et le rôle de l’agronome, ainsi que les compétences à mobiliser, lorsqu’il participe à un projet où sont présents d’autres acteurs que ceux de la sphère agricole (plan alimentaire territorial, gestion agricole des espaces protégés…). Si l’agronome est seulement participant, son rôle sera d’autant plus efficient qu’il saura identifier les postures et expertises des différents acteurs qui lui sont complémentaires, contribuer à la formulation du diagnostic et être force de proposition pour l’objectif global. Étant formé aux analyses systémiques et pluridisciplinaires, il pourra apporter au collectif une compétence dans la problématisation du questionnement des acteurs. Et s’il anime le collectif, la mobilisation d’outils de médiation et la capacité de synthèse des travaux de groupe seront des compétences clés.

Les derniers textes portent sur l’évolution des systèmes de formation pour mieux prendre en compte le contexte des transitions.

Ainsi, dans la formation initiale des ingénieurs agronomes, Isabelle Michel et al. abordent la question au travers d’une approche spécifique des compétences visées pour les jeunes diplômés, des formes pédagogiques à mobiliser ainsi que des contenus. Ils soulignent que les transformations de la formation des ingénieurs peuvent se réaliser à l’échelle unitaire du dispositif pédagogique (le cours, le module, l’unité d’enseignement…) ou de façon coordonnée à l’échelle du cursus de formation dans sa globalité. L’enjeu de la formation d’ingénieur est de former des jeunes en capacité de s’investir face aux questions actuelles mais également apte à prendre en charge demain des questions qui sont inconnues aujourd’hui.

Dans la formation initiale des agriculteurs, Emmanuel Bon et Thierry Papillon expliquent la façon dont la politique nationale de transition écologique et l’évolution des métiers sont prises en compte dans la conception et la rénovation des référentiels de formation des diplômes préparant à l’installation en agriculture. Et la façon de prendre en compte les transitions de manière plus globale se situe plutôt dans le développement de capacités à apprendre tout au long de la vie professionnelle.

Et enfin, dans la formation continue des enseignants et formateurs en agronomie de l’enseignement secondaire, Fanny Chrétien et al. montrent comment tout le système de formation continue des enseignants et formateurs de la formation professionnelle est fortement engagé, à tous les niveaux, par le plan national « Enseigner à produire autrement », qui a débuté en 2016 et qui a été renouvelé en 2020, et qui consiste à conférer à l’ensemble de la communauté éducative les capacités à former les nouvelles générations d’apprenants à la transition agroécologique. Mais en dehors de cette prescription nationale, la formation continue des enseignants d’agronomie est du ressort des choix personnels des enseignants et formateurs, et par exemple la question des transitions globales en lien avec le changement climatique, si elle peut être abordée dans les différentes missions de l’enseignement agricole, ne fait pas l’objet de démarche de requalification des enseignants comme cela est le cas sur la transition écologique.

 

Ces trois parties du numéro offrent une restitution de l’ensemble des travaux menés pendant cette édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres. Les différents textes permettent de porter différents regards sur le même sujet, mais aussi de donner à chacun des métiers d’agronomes des informations et des analyses issues d’expériences proches de leurs préoccupations. Pour clore ces travaux, Philippe Prévost et al. proposent une synthèse et une mise en perspective, et suggèrent un certain nombre de pistes d’action, à destination de la communauté des agronomes mais aussi des employeurs et des institutions de formation.

Enfin, deux derniers textes permettront aux lecteurs d’avoir connaissance d’autres expériences de travaux portant sur les compétences des agronomes. Philippe Prévost, en s’appuyant sur une communication orale de Pascal Theuriault (vice-président de l’Ordre des agronomes du Québec), après avoir décrit la façon dont l’Ordre des agronomes du Québec prend en compte la formation et les compétences des candidats lors de leur demande d’inscription et pour leur maintien dans l’ordre, analyse l’intérêt qu’aurait la mise en place d’une profession réglementée pour les agronomes du conseil, sans dire que ce serait la voie à suivre compte tenu de l’histoire très différente du conseil agricole au Québec et en France. Un autre texte de Philippe Prévost présente, sous forme de note de lecture, la note bleue « Dynamique agricole : quelles compétences ? » du think tank AgrIdées, qui analyse les besoins de compétences dans les entreprises agricoles et fait des propositions pour l’avenir des ressources humaines de l’agriculture.

Et pour terminer ce numéro, nous avons ajouté une note de lecture de la fabrique de l’agronomie, notre dernier ouvrage collectif, paru en 2022, qui raconte la façon dont les agronomes de tous métiers ont construit la discipline qui nous réunit. Rédigée par Marianne Le Bail et Olivier Réchauchère, deux des relecteurs exigeants de l’ouvrage avant publication, cette note devrait vous donner envie d’aller plus loin dans la lecture de cet ouvrage de référence.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !

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